8
L’appartement d’Eleanor Stevens était situé dans le quartier résidentiel classifié de la Colline Farben. Il se composait d’une suite de pièces agréables que Benteley parcourut d’un regard appréciateur, tandis qu’Eleanor mettait de l’ordre.
— Je viens juste d’emménager, expliqua-t-elle.
— Où est Moore ?
— Quelque part dans l’immeuble, je pense.
— Je croyais que tu vivais avec lui.
— Pas pour le moment.
Eleanor abaissa le filtre translucide sur la paroi transparente. Le ciel nocturne et ses froides étoiles, les étincelles mouvantes et les formes lumineuses de la Colline pâlirent puis disparurent. Gênée, Eleanor lui jeta un regard de côté :
— À vrai dire, je ne vis avec personne pour le moment.
— Désolé, dit Benteley, gêné à son tour. Je l’ignorais.
Eleanor haussa les épaules et lui sourit de ses yeux lumineux, de ses lèvres frémissantes.
— Triste situation, hein ? Après Moore, j’ai vécu avec un autre chercheur du labo, un ami de Moore d’ailleurs, puis avec un planificateur. N’oublie pas que j’étais télépathe. La plupart des hommes ne veulent pas vivre avec une TP, et je ne me suis jamais bien entendue avec les membres du Corps.
— C’est du passé, maintenant.
— Oh ! oui. (Elle tournait en rond, les mains profondément enfoncées dans les poches, soudain pensive et solennelle.) Je crois que j’ai gâché ma vie. La télépathie ne m’a jamais intéressée, mais je n’avais le choix qu’entre me soumettre à l’entraînement ou subir l’opération. De plus, je n’avais aucune classification et je risquais le camp de travail. Si Verrick me laisse tomber, c’est la fin de tout. Je ne peux pas retourner au Corps et je ne vois pas comment je pourrais réussir au Jeu. (Son regard se fit suppliant.) Ted, cela ne te fait rien que je sois indépendante ?
— Rien du tout.
— Cela semble si drôle, d’être libre comme ça. Je suis complètement seule, sans aucun lien. C’est dur, Ted. J’étais obligée de suivre Verrick ; c’est le seul homme qui me donne un sentiment absolu de sécurité. Mais cela m’a coupée de ma famille. (Elle eut un geste pathétique.) Je déteste être seule. J’ai peur.
— Il ne faut pas avoir peur. Tiens-leur tête.
— Je ne peux pas, dit-elle en frissonnant. Comment peux-tu vivre comme tu le fais ? Il faut dépendre de quelqu’un, il faut être protégé. C’est un monde froid et hostile, dénué de toute chaleur. Tu sais ce qui arrive si tu décroches ?
— Je sais… Ils les déportent par millions.
— Je crois que j’aurais dû rester avec le Corps. Mais je hais cela. Sans cesse épier, écouter ce qui se passe dans les esprits des autres. On ne vit plus, on n’est plus un individu séparé, on fait partie d’un organisme collectif. On n’est plus capable d’aimer ni de haïr. Il n’y a que le travail – et encore, on le partage avec quatre-vingts autres, des gens comme Wakeman.
— Tu désires être seule, mais tu en as peur.
— Je désire être moi. Pas être seule. Je déteste me réveiller le matin sans personne à côté de moi. Je déteste rentrer dans un appartement vide. Manger seule, faire la cuisine et le ménage pour moi toute seule. Ouvrir la lumière, baisser les volets, regarder la TV. Être assise sans rien faire. Penser.
— Tu es jeune. Tu t’y habitueras.
— Non. je ne m’y habituerai pas ! (Le regard de ses yeux verts devint fixe et perçant et elle rejeta en arrière sa crinière couleur de flamme.) J’ai vécu avec un tas d’hommes, depuis l’âge de seize ans. Je ne me souviens pas combien. Je les rencontrais comme je t’ai rencontré au travail, dans des réceptions par des amis. Nous vivons ensemble quelque temps, puis nous nous fâchons. Il se passe toujours quelque chose. Cela ne dure jamais. (La terreur la refit frissonner, plus violemment que jamais.) Ils partent ! Ils restent quelque temps, puis ils s’en vont, me laissent tomber. Ou bien… ils me jettent dehors !
— Cela arrive, dit Benteley. il était absorbé dans ses propres pensées et il avait à peine suivi ce qu’elle disait.
— Un jour, j’en trouverai un, dit Eleanor avec ferveur. N’est-ce pas ? Je n’ai que dix-neuf ans. Je ne me suis pas si mal débrouillée, après avoir si peu vécu. Et Verrick me protège : je sais que je peux me fier à lui.
Benteley secoua sa torpeur :
— Et tu me demandes de vivre avec toi ?
Eleanor rougit :
— Eh bien… le voudrais-tu ?
Il ne répondit pas.
— Qu’as-tu ? demanda-t-elle, pressante, le regard déjà blessé.
— Cela n’a rien à voir avec toi. (Benteley lui tourna le dos et s’avança jusqu’à la paroi dont il rétablit la transparence.) La Colline est jolie, la nuit. À la voir, on n’imaginerait pas ce qu’elle est en réalité.
— Qu’importe la Colline ! (Elle fit redescendre la brume laiteuse.) Si ce n’est pas moi, c’est donc Verrick ? Oui, je sais que c’est Reese Verrick. Oh, ciel ! Tu étais si ardent ce jour-là, quand tu as surgi dans le bureau. Tu t’accrochais à ta serviette comme si c’était une ceinture de chasteté. (Elle eut un léger sourire.) On aurait cru un chrétien entrant au Paradis. Tu avais attendu longtemps… et tu avais de si grands espoirs. Tu étais terriblement pathétique. J’ai pensé que j’aimerais te revoir.
— Je voulais quitter le système des Collines, pour trouver mieux. Je voulais entrer au Directoire.
— Le Directoire ! (Elle éclata de rire.) Une abstraction ! De quoi se compose le Directoire, selon toi ? (Elle parlait en haletant, les yeux grands ouverts, le cœur battant.) Ce sont les hommes qui sont réels, non les institutions et les bureaux. Comment peut-on être loyal envers… un objet ? Les vieux meurent, d’autres les remplacent, les visages changent. Où est votre loyauté ? Envers qui ? Envers quoi ? C’est de la superstition ! On reste fidèle à un mot, à un nom. Pas à une entité vivante de chair et de sang.
— Ce n’est pas seulement une question d’institutions et de bureaux, dit Benteley. Ils représentent quelque chose.
— Quoi ?
— Une chose qui nous dépasse tous, qui est plus grande qu’un individu ou un groupe d’individus. Et qui, pourtant, en un sens, est nous tous.
— Elle n’est rien. Lorsque tu as un ami, c’est une personne, un individu, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une classe ou un groupe professionnel. Tu n’es pas l’ami d’une classe 4-7 ? Lorsque tu couches avec une femme, c’est une femme particulière, unique, n’est-ce pas ? Tout le reste s’est évanoui… Des notions vagues, mouvantes, une fumée grisâtre que tu ne peux saisir de tes mains. La seule chose qui reste, ce sont les gens : ta famille, tes amis, ta maîtresse, ton protecteur. Tu peux les toucher, t’approcher d’eux, humer leur vie chaude et solide. La sueur, la peau et les cheveux, l’haleine, les corps. Le toucher, le goût, les odeurs, les couleurs. Bon Dieu, il faut bien pouvoir s’accrocher à quelque chose ! Qu’y a-t-il, au delà des êtres ? À qui peut-on se fier, si ce n’est à son protecteur ?
— À soi-même.
— Reese me protège ! Il est grand et fort !
— Il est ton père, dit Benteley. Je hais les pères.
— Tu es… un psychopathe. Tu n’es pas normal.
— Je sais, admit Benteley sans se troubler. Je suis un homme malade. Et plus j’en vois, plus je suis malade. Je suis malade au point de penser que tous les autres sont malades et que moi seul suis sain. Je suis dans une mauvaise passe, hein ?
— Oui, murmura Eleanor.
— J’aimerais pouvoir démolir tout ça d’un seul grand coup. Mais c’est inutile. Ça s’écroule tout seul. Tout est creux, vide, métallique. Les jeux, les loteries – des jouets colorés pour enfants ! Seul le serment fait que cela tient encore. Situations à vendre, cynisme, luxe et pauvreté, indifférence… et les hurlements de la TV qui couvrent tout. Un homme va en assassiner un autre et tout le monde applaudit et regarde. En quoi croyons-nous ? En de brillants criminels travaillant pour de puissants criminels. Et nous vouons notre fidélité à des bustes en plastique.
— Le buste est un symbole, et il n’est pas à vendre. (Les yeux d’Eleanor lancèrent un éclair de triomphe.) Tu le sais, Ted. La fidélité est notre bien le plus précieux. La fidélité qui nous relie, celle qui lie le serf à son protecteur, l’homme à sa maîtresse.
— Peut-être, dit lentement Benteley, devrions-nous être fidèles à un idéal.
— Quel idéal ?
L’esprit de Benteley se refusa à formuler une réponse. Ses rouages étaient bloqués. Des pensées inhabituelles et incompréhensibles se frayaient un chemin jusqu’à une conscience qui ne désirait pas les accueillir. D’où provenait ce torrent ? Il l’ignorait.
— C’est tout ce qui nous reste, finit-il par dire. Nos serments. Notre fidélité. C’est là le ciment sans lequel tout l’édifice s’effondrerait. Et que vaut-il ? Pas grand-chose. Il commence déjà à s’effriter.
— Ce n’est pas vrai ! s’écria Eleanor.
— Moore est-il loyal envers Verrick ?
— Non, et c’est pourquoi je l’ai quitté. Lui et ses théories ! C’est tout ce qu’il connaît ! (Ses amulettes porte-bonheur se balançaient furieusement.) Je hais tout cela !
— Verrick lui-même n’est pas loyal, dit Benteley doucement, observant les réactions de la jeune femme, dont le pâle visage exprimait une totale stupéfaction. Ne blâme pas Moore. Il essaie de monter le plus haut possible, comme tout le monde, comme Reese Verrick lui-même. N’importe qui jetterait son serment aux orties pour disposer d’une plus grosse part du butin, d’un petit peu plus d’influence, de puissance. C’est une énorme bousculade vers le sommet, et rien, aucun obstacle, ne les arrêtera. Quand toutes les cartes seront sur la table, tu verras ce que vaut la loyauté.
— Verrick ne romprait jamais son serment ! Jamais il ne laisserait tomber ceux qui dépendent de lui !
— Il l’a déjà fait. Il a violé un code moral en me laissant prêter serment. Tu dois le savoir mieux que personne, n’est-ce pas ? J’ai prêté serment de bonne foi.
— Dieu ! s’exclama Eleanor avec lassitude. Tu ne lui pardonneras jamais cela, n’est-ce pas ? Parce que tu crois qu’on s’est moqué de toi.
— C’est plus grave que cela, ne t’y trompe pas. Toute cette misérable structure commence à révéler son véritable caractère. Tu le verras, un jour. Moi, je l’ai vu et je suis prêt. Que peut-on attendre, d’ailleurs, d’une société fondée sur les jeux et l’assassinat ?
— Ce n’est pas la faute de Verrick. La Convention a été établie il y a des années, en même temps que le système de la bouteille et du Minimax.
— Verrick ne suit même pas honnêtement les règles du Minimax. Il essaie de les contourner avec sa stratégie centrée sur Pellig.
— Cela marchera, n’est-ce pas ?
— Probablement.
— De quoi te plains-tu, alors ? N’est-ce pas cela qui importe ? (Elle le secoua vivement par le bras.) Allons, oublie cela. Tu te fais des soucis inutiles. Moore parle trop, et tu as trop de scrupules. Profite de la vie. Demain, c’est le grand jour…
Elle leur versa à boire et s’installa à côté de lui sur le divan. Sa chevelure cramoisie brillait et flamboyait dans la semi-obscurité. Elle avait ramené ses jambes sous elle. Au-dessus de ses oreilles, les taches grises avaient pâli, mais elles étaient toujours là. Penchée contre Benteley, tenant son verre entre ses deux mains aux ongles laqués de rouge, elle ferma les yeux et lui demanda doucement :
— Je veux que tu me répondes. Es-tu avec nous ?
— Oui, répondit Benteley après un moment de silence.
— Oh ! que je suis heureuse ! soupira-t-elle.
Benteley reposa son verre sur la table basse :
— J’ai prêté serment à Verrick. Je n’ai pas le choix, à moins de rompre mon serment et de m’enfuir.
— Cela s’est fait.
— Je n’ai jamais été infidèle à mon serment. Cela faisait des années que j’en avais assez d’Oiseau-Lyre, mais je n’ai jamais tenté de m’en aller. J’aurais pu le faire – j’aurais pris le risque d’être pris et tué. J’accepte la loi qui donne à un protecteur droit de vie et de mort sur un serf en fuite. Mais je pense que ni un serf ni un protecteur ne doivent rompre leur serment.
— Je croyais que tu avais dit que le système s’effondrait.
— Il s’effondre, mais je ne tiens pas à y mettre la main.
Eleanor posa son verre et passa ses bras lisses et nus autour de son cou :
— Quelle a été ta vie ? As-tu connu beaucoup de femmes ?
— Quelques-unes.
— Comment étaient-elles ?
Il haussa les épaules :
— De tous les genres.
— Gentilles ?
— Oui, je crois.
— Qui était la dernière ?
Benteley réfléchit :
— Il y a quelques mois, une 7-9 nommée Julie.
Eleanor le fixa intensément de ses yeux verts :
— Raconte-moi comment elle était.
— Petite. Jolie.
— Elle me ressemblait ?
— Tu as de plus beaux cheveux. (Il toucha la crinière flamboyante.) Tu as de très beaux cheveux. Et de beaux yeux. (Il l’attira contre lui et la tint serrée longtemps.) Tu es très jolie.
Elle referma son petit poing sur ses amulettes, entre ses seins :
— Tout se passe bien. J’ai de la chance. Beaucoup de chance.
Elle s’étira afin d’atteindre ses lèvres. Un moment, son visage intensément vivant vibra contre le sien, puis elle se laissa retomber avec un soupir :
— Ça sera bien de travailler ensemble ici, tous ensemble.
Benteley ne répondit rien.
Au bout d’un moment, elle se détacha de lui et alluma une cigarette. Le menton relevé, les bras croisés, elle le regarda sérieusement de ses grands yeux solennels :
— Tu iras loin, Ted. Verrick pense beaucoup de bien de toi. J’avais si peur quand tu as dit et fait ces choses hier soir. Mais cela ne lui a pas déplu. Il te respecte ; il croit que tu as quelque chose. Et il a raison ! Tu possèdes quelque chose de fort, d’unique ! Comme j’aimerais pouvoir lire en toi ! Mais c’est fini, fini à jamais.
— Je me demande si Verrick se rend compte de l’importance de ton sacrifice ?
— Verrick a des préoccupations plus importantes que cela… Tu te rends compte : demain nous serons peut-être de retour là-bas, et tout sera comme avant, comme tu voulais que ce soit. N’est-ce pas merveilleux ?
— Oui, bien sûr.
Eleanor posa sa cigarette et se pencha rapidement pour l’embrasser :
— Alors, c’est vrai que tu marches avec nous ? Tu nous aideras à actionner Pellig ?
Benteley inclina imperceptiblement la tête :
— Oui.
— Alors tout est parfait. (Elle le regarda. Ses yeux verts étaient avides dans la pénombre. Son souffle parfumé devint rapide, haletant.) L’appartement te plait ? Est-il assez grand ? Tu as beaucoup de choses à apporter ?
— Non, pas beaucoup, dit Benteley. (Il se sentait accablé par un poids énorme.) Cela ira très bien.
Avec un soupir de satisfaction, elle s’écarta de lui et vida son verre d’un trait, puis elle éteignit et revint s’allonger contre lui. La seule lueur qui subsistât provenait de sa cigarette, dans le cendrier de cuivre. Ses cheveux et ses lèvres semblaient irradier une clarté rougeoyante. Les pointes de ses seins brillaient doucement. Après un instant, il se tourna vers elle, troublé par ce corps lumineux.
Ils restèrent allongés sur leurs vêtements froissés, satisfaits et languissants, leurs corps humides et chauds. Eleanor allongea le bras pour prendre ce qui restait de sa cigarette. Elle l’amena à ses lèvres et lui souffla au visage, aux yeux, au nez, à la bouche, l’étrange parfum du désir satisfait.
— Ted, murmura-t-elle d’une voix pressante. Je te suffis, n’est-ce pas ? (Elle se releva légèrement, les muscles souples et comme liquides.) Je sais que je suis… étroite.
— Tu es bien, dit-il vaguement.
— Tu ne préférerais pas être avec une autre ? (Comme il ne répondait pas, elle continua :) Je veux dire… peut-être que je ne suis pas aussi bien, non ?
— Mais si. Tu es formidable. (Sa voix était éteinte, dénuée de sentiment. Il était étendu, inerte et sans vie.) Parfaite.
— Qu’est-ce qui ne va pas, alors ?
— Rien. (Il se leva avec peine et s’éloigna lentement d’elle.) Je suis fatigué, c’est tout. Je crois que je vais y aller. (Sa voix devint rude, soudain.) Comme tu le disais, demain sera sans doute un grand jour.